Publié le 17 avr. 2020 à 5h32
La guerre. Les économistes comme les gouvernants comparent volontiers le choc du coronavirus à celui d’un conflit militaire. Le plus dévastateur et traumatisant du XXe siècle était la Seconde Guerre mondiale. Mais à cette époque, c’est « le coeur soulevé de dégoût », comme l’écrit l’historienne spécialisée Laurence Bertrand Dorléac, qu’on examine en France « le marché de l’art prospère d’une économie détraquée par les lois nazies et vichystes » avec des « comportements de charognards, de jouisseurs, de resquilleurs ». Ce négoce est nourri par une masse gigantesque d’oeuvres spoliées à des collectionneurs et marchands juifs qu’on retrouve encore aujourd’hui ponctuellement sur le marché de l’art.
C’est le cas d’un pastel de Picasso, une « Tête de femme » de 1903, typique de la période bleue, qui a été récemment rétrocédée aux héritiers d’un banquier juif allemand persécuté par les nazis, Paul von Mendelssohn-Bartholdy. L’oeuvre était jusque-là propriété de la National Gallery de Washington, et c’est désormais, selon le « Wall Street Journal », la galerie Gagosian qui est chargée de la vendre pour un prix qui pourrait avoisiner les 10 millions de dollars.
Le 1er avril 2020, Christie’s déclarait aussi à New York qu’elle avait contribué à la rétrocession d’un tableau peint en 1639 par Solomon Koninck, un spécialiste des scènes de genre à Amsterdam. La toile, qui faisait partie de la collection Adolphe Schloss de Paris, avait été confisquée par les nazis en 1943, vendue par un marchand proche de Herman Goring et, en 2017, confiée à la vente à Christie’s par un amateur chilien, puis signalée au FBI…
Il faut dire qu’entre les années 1940 et 1944 un gigantesque commerce particulièrement structuré, a pris place dans la ville, qui était encore alors l’épicentre de l’art mondial : Paris. Selon Laurence Bertrand-Dorléac, « durant la seule année 1941-1942, 2 millions d’objets transitaient par l’Hôtel Drouot […], théâtre cynique de la prospérité ». A titre de comparaison, selon Alexandre Giquello, le président de Drouot, en 2020, à l’heure actuelle, 500.000 lots sont cédés par an dans la salle des ventes, située au même emplacement.
Changements de mode
En 2019, l’historienne Emmanuelle Polack a écrit « Le Marché de l’art sous l’Occupation » (2), qui a encore remis sous les feux de l’actualité cette délicate question. Depuis lors, elle a même été recrutée par la direction de la recherche du musée du Louvre, afin d’enquêter sur l’origine des acquisitions faites par l’institution entre 1933 et 1945. Selon elle, il est indéniable que pendant la période de la guerre, « dans cette conjoncture inflationniste, l’art a été hissé au rang de valeur refuge ». La sociologue Raymonde Moulin soulignait déjà (3) que les enrichis du marché noir (on les qualifiait de « BOF », abréviation de « beurre, oeuf, fromage ») investissaient dans une peinture décorative. Chaque époque a ses modes dans le marché de l’art, et la plus importante en ces temps troublés, était celle dictée par les Allemands comme l’explique Emmanuelle Polack. « Sans surprise, la nouvelle clientèle de l’Hôtel Drouot privilégie les tableaux et les dessins allemands, hollandais et flamands des XVe, XVIe et XVIIIe siècles, comme Dürer, Cranach, Rembrandt, Rubens, Van Dyck… Le fait que les goûts soient dictés par une idéologie provoque assez vite un gonflement artificiel de la valeur de ces styles, faussant les prix du marché. »
Corinne Hershkovitch est avocate, spécialiste des spoliations depuis vingt-cinq ans à Paris. Fine observatrice des transactions à cette époque, elle a récupéré des oeuvres spoliées pour le compte des héritiers des propriétaires légitimes, dans un grand nombre d’institutions du monde, du Chicago Art Institute au Louvre. « Le goût à Drouot s’est métamorphosé avec la guerre. Dès octobre 1940, les juifs, qu’ils soient marchands ou collectionneurs, y sont interdits. Dans le même temps, les Allemands ont dévalué le franc, ce qui leur donne un énorme pouvoir d’achat pour faire des acquisitions en France. Hitler a envoyé ses émissaires-marchands pour créer son musée à Lintz, et les dignitaires du régime se ruent sur l’art à Paris.
Mais pour les juifs persécutés. Le marchand parisien René Gimpel, par exemple, est particulièrement conscient que l’argent ne vaut plus rien. Selon lui, typiquement, les petites peintures de paysages sont faciles à la revente. »
Des prix multipliés par neuf
L’art impressionniste au sens large, de Cézanne à Pissarro, est aussi une valeur clef de l’époque. Le 11 décembre 1942 est dispersée une partie de la collection d’un dentiste récemment décédé, connu du tout Paris comme un grand amateur dans le domaine, George Viau. Elle contient une peinture signée Paul Cézanne, « La Vallée de l’Arc et la Montagne Sainte-Victoire », qui obtiendra le prix le plus élevé de la période : 5 millions de francs. La guerre a engendré un boom des prix. Une observation confirmée par Emmanuelle Polack, qui note qu’à l’occasion de la dispersion, toujours en 1942, de la collection de Jacques Canonne, comprenant des Matisse, Dufy, Bonnard, Monet, les prix sont multipliés globalement par neuf. Le peintre André Derain fait partie des heureux élus dont les toiles sont soumises à une forte demande. Cela pourrait s’expliquer, entre autres, par le fait qu’il ait participé en 1941 au fameux voyage « culturel » très propagandiste en Allemagne nazie.
A Nice, en zone libre, le commissaire-priseur Jean-Joseph Terris est lui aussi particulièrement actif avec des oeuvres confiées volontairement par des collectionneurs juifs en exil, mais aussi par le Commissariat général aux questions juives, qui liquide des ensembles spoliés. C’est le cas de la collection Dorville, qui contenait 450 lots, dont un grand nombre de dessins d’un artiste alors considéré comme une valeur sûre et donc chère, aujourd’hui complètement oublié, Constantin Guys (1805-1892). Le dessinateur était apprécié pour ses scènes de la vie quotidienne du tout-Paris. Certaines dépasseront, pièce, les 50.000 francs de l’époque.
Enfin, les Allemands ont parfaitement conscience que l’art qu’ils qualifient de « dégénéré » a une valeur marchande. Ils n’hésitent donc pas à vendre soit discrètement mais aussi à Drouot cette avant-garde des Picasso, Matisse, Braque, qu’ils abhorrent et dont les oeuvres devaient officiellement être détruites. « Les prix oscillent entre 30.000 et 100.000 francs, loin derrière les sommets atteints par Cézanne, Degas, Renoir et Sisley », observe Mickael Szanto (4). Mais surtout, comme le souligne l’ancienne juriste spécialisée dans les spoliations, installée à New York, Pati Hertling, « c’est à Lucerne que se trouve la base avancée du négoce de cet ‘Entartete Kunst’, qui avait été montré et ridiculisé en 1938 en Allemagne ». Sous le marteau d’un certain Theodor Fischer, les nazis vont mettre en vente, pour des prix relativement bas, l’avant-garde des « judéo-bolchéviques ». « Nous espérons au moins faire de l’argent avec ces ordures », écrira Goebbels (5). Ainsi, en 1939, 125 tableaux de genre en provenance des musées allemands sont mis aux enchères. En vedette, un autoportrait de Van Gogh, estimé 250.000 francs suisses, qui sera acheté par un Américain pour 170.000 francs suisses. Il appartient aujourd’hui au musée de l’université de Harvard. En tout, les oeuvres rapporteront 500.000 francs suisses (environ 115.000 dollars), avec des prix inférieurs aux cotations enregistrées à Paris ou New York à la même époque.
Des critères plus conventionnels
Bien que les circonstances d’aujourd’hui ne soient pas comparables à celles du début des années 1940, on observe plusieurs points communs. Le premier consiste à considérer l’art comme une valeur refuge. Le deuxième tient au fait, pour nombre de personnes possédant des liquidités, y compris pour celles qui, ordinairement, ne s’intéressent pas à la peinture ou la sculpture, à être en quête de la « bonne affaire » dans l’art.
C’est dans cette perspective qu’il convient d’être prudent. La crise ne rétablit pas la justice des valeurs dans l’art. Simplement, elle établit d’autres critères, souvent plus conventionnels. Quels seraient les Constantin Guys d’aujourd’hui, bien estimés encore quelques années avant de tomber dans les oubliettes du marché de l’art ?
En outre, la précipitation et la discrétion qui accompagnent souvent la tenue des présumées « bonnes affaires » amène à des erreurs irréparables. Nombre de tableaux vendus à Drouot à l’époque étaient souvent mal attribués ou même faux. L’observation était valable pour les maîtres anciens, mais aussi dans l’art moderne. Le meilleur exemple est celui du paysage de Cézanne, adjugé en 1942 pour le record absolu pendant la période d’occupation, de 5 millions de francs. Il s’agissait d’un faux !
(1) « L’Art de la défaite 1940-1941 », Editions du Seuil, 2010.
(2) « Le Marché de l’art sous l’Occupation », 1940-1944. Editions Tallandier, 21,50 euros.
(3) « Le Marché de la peinture en France », 1967.
(4) « L’Art en guerre », catalogue de l’exposition du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 2012-2013.
(5) Stephanie Barron, « Degenerate Art. The Fate of the Avant-Garde in Nazi Germany », 1991, catalogue de l’exposition du Lacma.
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