Non paiement des loyers: ce que prévoit le droit pour les baux commerciaux – Avis d’experts


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Non paiement des loyers: ce que prévoit le droit pour les baux commerciaux - Avis d'experts 1
Romain Rossi-Landi

Biographie
Avocat au Barreau de PARIS depuis 2003, titulaire d’un DESS de Droit Immobilier Public, Maître ROSSI-LANDI intervient, dans les différentes spécialités du droit de l’immobilier et de la construction, comme de l’aménagement public. Sa formation et son expérience lui ont permis de déployer une compéte …Lire la suite

Pour faire face à la crise sanitaire du Covid-19 dans le pays, le président de la République a annoncé la semaine dernière la “suspension des factures d’eau, de gaz ou d’électricité ainsi que des loyers” au profit des entreprises. Cette annonce n’est pas passée inaperçue et suscite beaucoup d’interrogations sur le sort du bail commercial, tant pour les bailleurs que pour les locataires.

L’Assemblée nationale a adopté, dimanche 22 mars, le projet de loi permettant l’instauration d’un “état d’urgence sanitaire” de deux mois face à l’épidémie due au coronavirus. Le gouvernement devrait prendre une ordonnance dans les prochains jours. Sans attendre cette ordonnance, le code civil prévoit déjà deux possibilités qui permettent au locataire de suspendre l’exécution de ses obligations pendant l’épidémie ou de renégocier le montant de son loyer.

A) La force majeure (article 1218 du Code civil)

L’article 1218 du Code civil dispose : “Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités pas des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur. Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1”.

La force majeure est établie lorsque l’événement survenu est imprévisible et irrésistible. La condition d’imprévisibilité ne présente pas de difficulté, dès lors que la conclusion du contrat est antérieure à l’apparition de l’épidémie. En effet, les parties ne pouvaient pas prévoir cette pandémie, ni ses effets, et notamment les mesures de confinement ordonnées par les pouvoirs publics. Il peut néanmoins y avoir débat pour les baux signés récemment, notamment depuis la fin janvier 2020.

En revanche, la condition d’irrésistibilité peut poser question. La survenance de l’événement et ses conséquences doivent être inévitables. Il convient de distinguer deux hypothèses, selon que le commerce reste ouvert ou est fermé.

– La fermeture du local commercial a été ordonnée:

Les pouvoirs publics ont ordonné le confinement et la fermeture de “tous les commerces non essentiels à la vie de la nation”, listés par les arrêtés des 14 et 15 mars 2020. C’est au locataire, qui entend invoquer la force majeure, de démontrer que les conditions d’applicabilité de cette dernière sont réunies, sans omettre le lien de causalité entre l’épidémie du Covid-19 et l’impossibilité d’honorer son engagement contractuel. Il devra démontrer que l’épidémie justifie une incapacité totale d’exécuter son obligation.

L’interdiction d’ouverture du local commercial constitue bien, pour de nombreux commerces, la condition d’irrésistibilité. Le locataire privé de l’exploitation de son local peut alors se prévaloir de la force majeure dès lors que son activité est exclusivement liée à l’exploitation de ce local. Concrètement, le contrat sera suspendu par l’effet de la force majeure jusqu’à la fin du confinement et la réouverture du commerce.

Mais attention, suspension ne veut pas dire annulation! Lorsque la force majeure constitue un empêchement temporaire, l’obligation demeure, mais les effets de la non-exécution de cette obligation sont suspendus jusqu’à ce que l’événement constituant la force majeure cesse (en l’espèce, l’obligation de fermer les commerces).

La force majeure ne fait obstacle à l’exécution des obligations qu’autant qu’elle empêche le débiteur de donner ou de faire ce à quoi il était obligé. Il suit de là que si l’empêchement est momentané, le débiteur n’est pas libéré et l’exécution de l’obligation est seulement suspendue jusqu’au moment où la force majeure vient à cesser (cf. note 1).

L’article 1218 du Code civil (ancien article 1148) prévoit implicitement que l’effet exonératoire de la force majeure suppose que l’obligation ne puisse plus jamais être exécutée. La nature pécuniaire de l’exécution présume qu’il est toujours possible qu’elle soit exécutée. Ainsi, le locataire devra payer ses arriérés de loyer à la fin de l’épidémie, sauf à ce que l’ordonnance annoncée par le Gouvernement en décide autrement… il est probable que des échelonnements seront mis en place.

– Le commerce reste ouvert mais l’activité diminue en raison de l’épidémie

Dans cette hypothèse, la condition de l’irrésistibilité est plus difficile à établir. Le locataire continue son activité mais subit une importante baisse de son chiffre d’affaires due à la survenance de l’épidémie ; et il n’est plus en mesure de régler ses loyers.

Le locataire doit alors démontrer que le paiement des loyers a été rendu impossible par la survenance de l’épidémie de coronavirus. Au contraire, lorsque l’exécution de son obligation est seulement plus difficile, le locataire ne pourra pas bénéficier de la force majeure.

Ainsi, dès lors qu’il n’est pas impossible pour le débiteur d’exécuter son obligation, mais que cette exécution est seulement rendue plus difficile par les circonstances, la force majeure ne peut être retenue (2).

S’agissant des épidémies, la jurisprudence se fait au cas par cas. Ainsi, elle n’a pas retenu la force majeure :
– s’agissant du virus Ebola, dont le caractère avéré de l’épidémie ne suffit pas à établir ipso facto l’absence ou la baisse de trésorerie invoquée par le preneur (3)

– ou lorsque l’épidémie de Dengue était récurrente et que dans la majorité des cas, il n’y avait pas de complications de la maladie, et qu’il existait des moyens individuels pour s’en protéger (4)

– à propos de la grippe aviaire, jugeant que “son impact sur les résultats de l’exploitation n’établit pas qu’il présentait un caractère insurmontable et irrésistible susceptible de lui conférer la qualification d’événement de force majeure” (5)

Il a en revanche été jugé qu’un défaut de paiement était justifié par la survenance d’une épidémie qui a eu des conséquences irrésistibles pour l’exploitation d’un débiteur. (6)

On l’aura compris, le juge fait un contrôle au cas par cas. C’est surtout, au-delà des critères de la force majeure, une question de preuve. Il faut prouver les deux critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité (ce qui est assez simple pour le coronavirus), mais surtout appliquer cela au cas d’espèce, et prouver, par exemple, que la trésorerie ou l’impossibilité d’exploiter ne permettent pas au preneur de payer ses loyers.

Le locataire, qui subit une baisse drastique de son chiffre d’affaires en raison des mesures de confinement, est ainsi en mesure de notifier par lettre recommandée à son bailleur la suspension des loyers sur le fondement de la force majeure.

Il est important de bien motiver cette lettre, en y joignant les justificatifs comptables et financiers qui établissent l’impossibilité (et non simplement la difficulté) de régler le loyer pendant l’épidémie. Le locataire, qui ne parvient pas à prouver cette impossibilité, pourra alors tenter d’invoquer l’imprévision.

B) La révision pour imprévision (article 1195 du Code civil)

Les locataires qui subissent la crise du Covid-19 et qui ne peuvent bénéficier de la force majeure, car ils ne sont pas dans l’impossibilité totale de payer leur loyer mais simplement dans une grande difficulté, peuvent invoquer le changement de circonstances imprévisible.

Autrement dit, la théorie de l’imprévision peut s’appliquer quand l’épidémie ne rend pas l’exécution de l’obligation impossible mais seulement beaucoup plus difficile, et qu’elle conduit à la ruine du preneur.

Il s’agit d’une nouveauté issue de la réforme du droit des contrats portée par l’ordonnance du 10 février 2016, entrée en vigueur le 1er octobre 2016 (sauf si le contrat signé avant cette date prévoit un mécanisme équivalent).

Cela signifie que l’imprévision ne peut s’appliquer que pour les baux signés ou renouvelés après le 1er octobre 2016. L’article 1195 du Code civil dispose : “Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent demander d’un commun accord au juge de procéder à l’adaptation du contrat. À défaut, une partie peut demander au juge d’y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe”.

Cet article comporte trois conditions cumulatives :

La première condition du changement de circonstance imprévisible au moment de la formation du contrat ne pose pas de réelle difficulté en ce qui concerne la survenance de l’épidémie de Covid-19.

La deuxième condition est la conséquence directe de la première, puisqu’elle doit rendre l’exécution du contrat “excessivement onéreuse”, ce qui laisse une grande place à l’appréciation et à l’interprétation. Une simple exécution plus difficile ne devrait pas suffire: l’exécution du contrat doit conduire le preneur à la ruine, sans pour autant être impossible.

Enfin, cet article prévoit une troisième condition: la victime ne doit pas en avoir accepté le risque. Autrement dit, le contrat ne doit pas comporter de clause selon laquelle le preneur accepterait le risque d’un tel événement (une épidémie ou pandémie par exemple).

L’objectif du législateur est surtout de prévenir les contentieux en incitant les parties à renégocier les conditions du contrat. Le locataire qui subit les effets de l’épidémie de coronavirus, et en particulier la baisse de sa clientèle en raison des mesures de confinement, a donc intérêt à initier une renégociation de son contrat avec le bailleur.

Attention, lors de cette renégociation, le locataire doit impérativement continuer à payer son loyer courant. Il ne peut se faire justice à lui-même et diminuer unilatéralement le montant du loyer. Sa bonne foi sera d’ailleurs appréciée par le juge en cas de refus ou d’échec de la renégociation avec le bailleur.

Là encore, le locataire a intérêt à bien motiver sa demande de renégociation et à fournir des justificatifs comptables et financiers établissant la baisse de son chiffre d’affaires et le fait que la poursuite du contrat tel quel est “excessivement onéreuse”.

Si le bailleur refuse la renégociation ou qu’aucun accord n’a pu être trouvé, les parties peuvent conjointement décider de résoudre le contrat “à la date et aux conditions qu’elles déterminent” ou de recourir à l’adaptation judiciaire du contrat au moyen d’une requête conjointe prévue à l’article 57-1 du Code de procédure civile (7).

En pratique, c’est plutôt la partie à l’origine de la renégociation qui saisira le juge afin de réviser le bail ou d’y mettre fin, à la date et aux conditions que le juge fixera.

En conclusion, la force majeure pourra être invoquée par le locataire dès lors que son commerce est totalement fermé tandis que l’imprévision sera plus adaptée pour les commerces qui restent ouverts pendant l’épidémie mais à la condition que la pandémie de Covid-19 rende l’exécution de leur contrat “excessivement onéreuse”.

Les contentieux risquent d’être nombreux, tant pour les locataires que pour les bailleurs, et il sera très long pour les parties de faire valoir leurs droits devant les tribunaux, qui sont eux-mêmes fermés pendant l’épidémie…

Références :

(1) Req. 12 déc. 1922: DP 1924. 1. 186. – Dans le même sens: Civ. 1re, 24 févr. 1981, no 79-12.710 P: D. 1982. 479, note D. Martin Civ. 3e, 22 févr. 2006, no 05-12.032 P: D. 2006. 2972, note Beaugendre; RDC 2006. 763, obs. Seube, 829, obs. Carval, et 1087, obs. Laithier; RTD civ. 2006. 764, obs. Mestre et Fages.

(2) Cass. com. 31-5-1976, n°75-14.625 : Bull. civ. IV n° 186

(3) Cour d’appel de Paris, 17 mars 2016, n° 15/04263

(4) Cour d’appel de Nancy, 1ère Chambre civile, Arrêt du 22 novembre 2010, RG nº 09/00003

(5) Toulouse, 3 oct. 2019, n° 19/01579

(6) CA Bourges 21-5-2010 n°09/01290

(7) En réalité, tous les auteurs de doctrine se demandent dans quels cas cela va s’appliquer. On voit mal dans quelles situations les parties pourraient ne pas s’accorder sur la date et les conditions de fin du contrat, mais s’accorder pour saisir conjointement le juge, avec le risque judiciaire que cela implique…




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